DISCOURS DE MONSIEUR JACQUES CHIRAC

PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

50ème ANNIVERSAIRE DU COMMISSARIAT A L'ÉNERGIE ATOMIQUE

PARIS - CITÉ DES SCIENCES ET DE L'INDUSTRIE

mercredi 18 octobre 1995

Mesdames et Messieurs les ministres,

Monsieur le président,

Monsieur le haut commissaire,

Monsieur l'administrateur général,

Mesdames, Messieurs,

En arrivant à cette tribune, Monsieur Dautray, pour qui, comme j'en suis sûr chacun d'entre vous, j'ai une très grande estime, m'indiquait que vous avez devant vous toute la science française. Alors je voudrais tout simplement saluer la science française et lui dire au travers de chacune et chacun d'entre vous, mes sentiments de respect et de reconnaissance.

Monsieur l'administrateur général, vous l'avez dit, je crois à juste titre, c'est l'esprit de renouveau qu'incarne en quelque sorte le CEA.

C'est l'esprit de renouveau qui aura marqué la France de l'après-guerre. Une France où tout était à construire ou à reconstruire. La débâcle puis l'occupation auront révélé le caractère des hommes, la faiblesse des uns mais aussi, l'extraordinaire volonté et le courage des autres.

De ces années d'épreuves, la France sortait exsangue. Mais en même temps, l'on faisait table rase du passé. La Libération, l'avènement d'une nouvelle société, rêvée naguère dans la clandestinité, suscitaient une formidable espérance. C'était l'époque où tout redevenait possible. La Résistance, la France Libre auront été un extraordinaire catalyseur d'énergies et d'intelligences.

La création du Commissariat à l'énergie atomique procède de cet élan, de cet esprit d'invention, de cet enthousiasme sincère et puissant qui sont ceux des pionniers.

Le CEA est né aussi de la vision de quelques hommes : le Général de Gaulle bien sûr, qui le fonda, Frédéric Joliot-Curie qui en proposa la création avant de devenir notre premier haut-commissaire à l'énergie atomique, Raoul Dautry enfin, qui en fut le premier administrateur général.

Ils voyaient loin et juste, ces précurseurs. Le fait nucléaire, encore balbutiant, ils en avaient, les premiers, pressenti les enjeux. Ils avaient conscience du rôle essentiel qui lui incomberait à l'avenir, dans tous les domaines de l'activité humaine.

L'ordonnance fondatrice du 18 octobre 1945, celle dont le 50ème anniversaire nous réunit aujourd'hui, donnait mission au CEA de " poursuivre les recherches scientifiques et techniques en vue de l'utilisation de l'énergie atomique dans tous les domaines de la science, de l'industrie et de la défense nationale ; d'étudier la protection des personnes et des biens ; d'organiser et contrôler l'exploitation des matières nécessaires ; de réaliser à l'échelle industrielle, la production d'énergie nucléaire ; de conseiller le gouvernement en tout ce qui concerne le nucléaire et ses applications ; d'une manière générale de prendre toutes mesures qui permettent à la France de bénéficier du développement de cette branche de la science ".

Tout est là, tout est dit et bien dit. À mesure qu'elle définissait les grandes lignes de l'édifice, l'ordonnance livrait les clés des succès à venir : l'étroite et féconde imbrication du militaire et du civil, du fondamental et de l'appliqué ; l'obligation d'évolution ; l'intégration de la chaîne du combustible. Voilà précisément ce qu'illustre cette grande exposition que nous inaugurons aujourd'hui dans cette Cité des sciences et de l'industrie, qui est une vitrine du progrès et de la modernité.

Dans cette grande aventure humaine et scientifique de l'atome, la France ne partait pas de rien. Elle incarnait une longue et prestigieuse tradition scientifique. Avec Henri Becquerel, Pierre et Marie Curie, leur fille Irène, leur gendre Frédéric Joliot, avec Paul Langevin, avec Francis Perrin, elle s'était déjà trouvée à la pointe de la recherche en physique et en chimie nucléaires.

En ces premiers mois de la Libération, la France avait à coeur de reprendre son rang de grande nation scientifique. Elle devait se donner les moyens de sa vocation industrielle et de son indépendance énergétique et militaire. Et la prospérité économique, l'affirmation de notre souveraineté, la participation de la France aux progrès scientifiques qui ont marqué le demi-siècle écoulé, le CEA en a été l'un des instruments privilégiés.

Pendant 50 ans, il n'a cessé d'incarner le meilleur de la science. Il n'a cessé d'offrir l'image de l'excellence et du génie français.

L'histoire du CEA, c'est, en décembre 1948, la première pile atomique française. C'est, huit ans plus tard, le démarrage à Marcoule du réacteur G1 à uranium naturel qui fournira en septembre 1956, les premiers kilowatts-heures français d'origine nucléaire. C'est, la même année, la création à Saclay de l'Institut national des sciences et techniques nucléaires formant des ingénieurs et des techniciens de très haut niveau. C'est, en avril 1959, à l'Hôpital d'Orsay, l'inauguration du Service hospitalier Frédéric-Joliot. Biologistes, médecins, physiciens, informaticiens y jetteront les bases de la médecine nucléaire moderne.

En février 1960, avec l'explosion à Reggane de sa première bombe A, la France fait son entrée parmi les puissances nucléaires militaires. En août 1964, le CEA initie à Cadarache le premier prototype de propulsion nucléaire pour sous-marin. L'année suivante, la première unité d'enrichissement de l'uranium de Pierrelatte est mise en service. La France cesse alors d'être dépendante de l'étranger pour son approvisionnement en combustible enrichi.

En août 1973, démarre à Marcoule la centrale Phénix à neutrons rapides, raccordée en décembre au réseau EDF. C'est une première mondiale.

Parce qu'à mesure que se développait notre programme nucléaire, l'exigence de sécurité s'affirmait, le gouvernement créa, en 1976, l'Institut de protection et de sûreté nucléaire, chargé de conseiller les pouvoirs publics sur la maîtrise des risques. Enfin, en 1983, naît le groupe CEA-Industries, élément essentiel de la valorisation de notre savoir-faire.

Ce ne sont là que quelques grandes étapes dans l'histoire du CEA. Il y en eut beaucoup d'autres. Elles sont autant de succès.

Une réussite exemplaire, notre parc électronucléaire, homogène, intégrant l'ensemble du cycle du combustible, et qui contribue tant à notre rayonnement industriel.

Sa réalisation, la France en a franchi toutes les étapes : l'enrichissement de l'uranium ; la radioprotection ; la conception, la fabrication et le retraitement des éléments combustibles ; l'utilisation du plutonium dans les combustibles MOX ; l'exploitation des centrales.

Une réussite aussi, la création et la permanente adaptation de notre force nucléaire de dissuasion, condition de notre sécurité et de notre indépendance.

Mesdames et Messieurs, à la lumière de l'oeuvre accomplie, comment ne pas saluer le génie visionnaire de vos pères fondateurs, le talent et la force de conviction de ceux qui prirent leur relève et qui sont vos illustres prédécesseurs : les Guillaumat, les Perrin, Jacques Yvon, Jean Teillac, Pierre Couture, Robert Hirsch, André Giraud, Michel Pecqueur qui vient hélas de nous quitter, Gérard Renon, Jean-Pierre Capron et Philippe Rouvillois ?

Comment ne pas évoquer aussi le souvenir de toutes celles et de tous ceux, chercheurs, ingénieurs, techniciens, ouvriers, personnel administratif, dont les travaux n'ont cessé, au long de ces 50 années, d'accompagner les progrès de notre programme nucléaire, civil et militaire ?

A juste titre, on loue les travaux de recherche fondamentale qui sont menés au CEA, travaux tangents aux trois infinis de la science contemporaine : l'infiniment petit de la physique corpusculaire et des interactions fondamentales ; l'infiniment grand de l'évolution des étoiles et des galaxies ; l'infiniment complexe des phénomènes d'ordre et de chaos.

A juste titre, aussi, l'on admire la recherche technologique non nucléaire du CEA : génie des matériaux, circuits intégrés, ingénierie des protéines. Dans ces deux grands domaines est mise à profit votre connaissance en matière de grands équipements, d'instrumentation, de marquage et d'imagerie.

Tout cela, Mesdames et Messieurs, a été compris, porté pas à pas, vérifié, rendu exploitable par des hommes et des femmes compétents, dévoués et passionnés.

Ces chercheurs, ces techniciens, certains, les grandes figures, les têtes de file des découvertes et avancées, sont connus, d'autres le sont moins. Tous ont, en physique et en chimie, fait progresser la connaissance scientifique. Sans eux, rien n'aurait été possible. Et je voulais aujourd'hui leur rendre hommage.

Comme hier, ils forment cet incomparable creuset de compétences, capable de conseiller et d'éclairer le gouvernement dans ses choix nucléaires. Aujourd'hui, comme hier et comme demain, ils ouvrent la voie.

Mais l'avenir, c'est aussi ce plan stratégique, ce précieux outil prospectif qui a servi de base au contrat d'objectifs Etat-CEA, signé le 1er mars dernier, pour la période 1995-1998.

Le CEA, aujourd'hui, a 50 ans. En même temps, à lire ce remarquable mémoire, on pourrait dire qu'il n'en a qu'un ou deux tant les perspectives sont grandes. Que cet anniversaire, qui nous rassemble, marque aussi, d'une certaine manière, un commencement, une renaissance, un nouveau départ, pour aborder l'avenir avec confiance et ambition.

Il arrive qu'au terme de longues années d'un développement continu, régulier, aveugle aussi parfois, les grands systèmes complexes connaissent, un jour ou l'autre, la confusion et l'hésitation. Comme si une voix intérieure les mettait en garde et leur disait : " Attention, nous ne sommes plus sur le bon chemin de l'évolution, il est temps de nous remettre en question ".

Ce réexamen, cet effort sur soi, avec toutes les difficultés qu'il comporte, il arrive qu'il débouche sur des périodes d'intense créativité. Alors, la trajectoire du système s'en trouve corrigée.

Le CEA n'y échappe pas. Il a connu aussi le doute. Rappelons-nous : à la fin des années 80, les certitudes s'effritaient. La recherche nucléaire, disait-on, touchait à sa fin. Pour l'essentiel, tout semblait dit et accompli.

C'était l'époque aussi où régnait une certaine confusion. Pour les uns, le CEA devait devenir l'opérateur d'un réseau de centrales nucléaires, tourné vers son marché, se transformer en acteur industriel intégré. Pour les autres, il devait mettre à profit ses formidables compétences pour rebondir, retrouver le souffle originel, rééditer le grand projet mais dans d'autres domaines, les matériaux, l'électronique, la biologie constituant autant de nouveaux champs d'activité.

Cette phase de doute, qui s'est accompagnée d'une diminution des crédits et des effectifs, aurait pu conduire le Commissariat à l'énergie atomique vers son déclin. S'il n'avait su alors faire jaillir l'imagination et la créativité de ce désordre, sans doute nécessaire, de ces deux années de réflexion et d'autocritique.

Cette refondation, le CEA l'a voulue seul. Il l'a développée seul. Chercheur ou technicien, administratif ou ingénieur, chacun, à sa place, y a participé.

J'ai très attentivement pris connaissance du plan stratégique qui en est le fruit, les 50 segments de son activité future, leurs atouts, leurs attraits, les axes de recherche envisagés, leurs besoins en hommes et en moyens.

La première chose, je crois, qui emporte l'adhésion, c'est la logique, la cohérence d'un projet industriel ambitieux qui s'attache à répondre en priorité aux attentes de notre temps.

En élargissant ses activités au secteur de la santé, de la médecine nucléaire et de la radiobiologie aux faibles doses ; à l'environnement, avec l'assainissement des centres civils du CEA et le démantèlement des installations nucléaires ; à la sûreté, dans les accidents extrêmes et la gestion des déchets à haute activité et vie longue. C'est l'objet des études actuellement menées sur les laboratoires souterrains, en vue du stockage en couches géologiques profondes des combustibles irradiés. Ces études devraient aboutir à une gestion des déchets à vie longue, sûre, économique et respectueuse de l'environnement. C'est l'une de nos grandes ambitions pour demain.

Un plan stratégique cohérent aussi, quand il s'inscrit dans la continuité d'un demi-siècle d'efforts. Avec notamment la poursuite des travaux sur la préparation des combustibles, sur les réacteurs de nouvelle génération, sur le retraitement des déchets.

L'autre point fort de votre réflexion, et qui en cela rejoint la vision fondatrice, cette obligation qui vous est faite de constamment vous adapter, c'est le caractère évolutif d'un projet qui prévoit, autant qu'il est possible, les grandes transitions et ruptures à venir.

Parmi ces tendances de long terme, il y aura, demain, le passage à l'enrichissement isotopique par laser en vapeur atomique. Si la faisabilité de ce procédé est démontrée, l'avenir de l'industrie française, en amont du cycle du combustible, sera assuré à long terme, ainsi que nos parts sur le marché mondial de l'enrichissement.

L'avenir, c'est aussi, bien sûr, l'arrêt des essais nucléaires qu'autorisera le passage à la simulation. Changement de culture, de mentalité et d'organisation à la Direction des applications militaires, où l'on devra compléter les modèles théoriques, développer les techniques de résolution d'équations non linéaires, étudier sur ordinateur les modèles en trois dimensions, en s'appuyant sur les données expérimentales indispensables fournies par la dernière campagne d'essais.

C'est une oeuvre difficile et de longue haleine que vous entreprenez. Je suis sûr que, retrouvant l'esprit des défricheurs et des bâtisseurs d'il y a 50 ans, vous saurez la mener à bien. D'autant que l'enjeu, dépassant le seul domaine des armes, s'étend à la modélisation et la maîtrise des grands phénomènes complexes.

L'avenir du CEA, c'est enfin " l'après-Tchernobyl ", ce besoin, qui se fait jour dans les anciens pays du bloc soviétique, de conseil et d'assistance en sûreté nucléaire, afin de prévenir les accidents majeurs partout où fonctionnent des installations non fiables. Votre savoir-faire trouve là, laissez moi dire : hélas, un terrain de choix pour exprimer votre compétence et votre maîtrise.

Ces grands défis, je ne doute pas que le Commissariat à l'énergie atomique les relèvera avec succès.

Il en a la compétence. Il en a la vocation. Sa structure originale, unique au monde en ce qu'elle a su, dès sa création, agréger l'ensemble des missions de recherche scientifique, de développement technologique, d'affinement des produits et procédés, jusqu'à l'industrialisation, sa structure le lui permet.

L'y encouragent aussi ses succès éclatants. Ces 50 années passées à la pointe de la recherche et des applications nucléaires, et que traduisent l'essentiel : cette "boucle de causalité", cette relation constructive qui n'a cessé d'unir la France au nucléaire.

L'Etat français a créé et construit le Commissariat à l'énergie atomique, lui accordant, à mesure qu'il grandissait les hommes et les moyens qui lui étaient nécessaires. Notre pays, le Commissariat à l'énergie atomique l'a, en retour, fait entrer de plain-pied dans la modernité. Il lui a rendu son rang de grande nation scientifique. Il l'a doté de sa capacité électronucléaire. Il lui a donné sa force de dissuasion. Et il nous permet d'aborder l'avenir en position de force.

Parce que vous l'avez voulu, en vous remettant courageusement en question, tous ensemble, pendant deux ans. Parce qu'aussi, je puis vous l'assurer, vous avez toute ma confiance et tout mon soutien.