Parlons donc du combustible...
Ce sont des crayons d'uranium, de l'uranium légèrement enrichi
en isotope 235, pour les réacteurs français. La fission
est une découverte récente (1938) : un neutron tape un noyau
d'uranium qui explose, produit des fragments, donc de l'énergie,
et des neutrons, qui vont taper d'autres noyaux c'est la réaction
en chaîne. La multiplication des fissions produit de la chaleur.
Or les fragments de la fission sont de nouveaux produits radioactifs,
qui émettent des rayons alpha, bêta, gamma... A l'intérieur
des réacteurs, vous produisez donc de la chaleur, c'est le côté
positif, mais aussi des produits radioactifs, notamment du plutonium,
le corps le plus dangereux qu'on puisse imaginer, qui n'existe qu'à
l'état de trace dans la nature. On aurait dû s'interroger
dès l'origine : ce moyen de produire de l'eau chaude est-il acceptable
?
Cette réaction en chaîne, on peut tout
de même l'arrêter à chaque instant, non ?
Dans un fonctionnement normal, on abaisse les barres de contrôle
dans le cur du réacteur : elles sont constituées de
matériaux qui absorbent les neutrons, ce qui arrête la réaction
en chaîne. Mais il faut continuer de refroidir les réacteurs
une fois arrêtés, car les produits radioactifs continuent
de produire de la chaleur. La nature même de la technique est donc
source de risques multiples : s'il y a une panne dans les barres de contrôle,
il y a un emballement de la réaction en chaîne, ce qui peut
provoquer une explosion nucléaire ; s'il y a une fissure dans le
circuit d'eau, il y a perte de refroidissement, la chaleur extrême
détruit les gaines du combustible, certains produits radioactifs
s'échappent, on assiste à la formation d'hydrogène,
cet hydrogène entraîne des matières radioactives et
peut exploser.
Puisque le point de départ, c'est
la création de produits radioactifs en grande quantité,
la catastrophe est intrinsèque à la technique. Le réacteur
fabrique les moyens de sa propre destruction.
Mais on multiplie les systèmes
de protection...
Vous avez beau les multiplier, il y a toujours des situations dans lesquelles
ces protections ne tiennent pas. A Tchernobyl, on a invoqué, à
juste titre, un défaut du réacteur et une erreur d'expérimentation
; à Fukushima, l'inondation causée par le tsunami. Au Blayais,
en Gironde, où la centrale a été inondée et
où on a frôlé un accident majeur, on n'avait pas prévu
la tempête de 1999. Mais on a vu des accidents sans tsunami ni inondation,
comme à Three Mile Island, aux Etats-Unis, en 1979. On peut aussi
imaginer, dans de nombreux pays, un conflit armé, un sabotage...
Puisque le point de départ, c'est la création de produits
radioactifs en grande quantité, la catastrophe est intrinsèque
à la technique. Le réacteur fabrique les moyens de sa propre
destruction.
Y a-t-il eu des innovations en matière
nucléaire ?
Aucun progrès technologique majeur dans le nucléaire depuis
sa naissance, dans les années 1940 et 1950. Les réacteurs
actuels en France sont les moteurs des sous-marins atomiques américains
des années 1950. En plus gros. Les réacteurs, l'enrichissement
de l'uranium et le retraitement, sont des technologies héritées
de la Seconde Guerre mondiale. On a juste augmenté la puissance
et ajouté des protections. Mais parce que
le système est de plus en plus compliqué, on s'aperçoit
que ces protections ne renforcent pas toujours la sûreté.
On a du mal à croire qu'il n'y ait eu aucune
innovation majeure...
Si, le surgénérateur ! Avec Superphénix, on changeait
de modèle de réacteur. Et heureusement qu'on l'a arrêté
en 1998, car il était basé sur l'utilisation du plutonium.
Le plutonium est un million de fois plus radioactif que l'uranium. Comment
a-t-on pu imaginer faire d'un matériau aussi dangereux le combustible
d'une filière de réacteurs exportable dans le monde entier
?
Nicolas Sarkozy affirme que si l'on refuse le nucléaire,
on doit accepter de s'éclairer à la bougie. Qu'en pensez-vous
?
Il est lassant d'entendre des dirigeants qui n'y connaissent rien continuer
à dire n'importe quoi. Nicolas Sarkozy ne croit pas si bien dire
; un jour, et pourquoi pas dès cet été, les Français
s'éclaireront à la bougie : comme nous sommes le seul pays
au monde à avoir choisi de produire 80 % de notre électricité
avec une seule source, le nucléaire, et une seule technique, le
réacteur à eau pressurisée, si nous sommes contraints
d'arrêter nos réacteurs, nous retournerons à la bougie
! Pas besoin d'une catastrophe, juste un gros pépin générique,
ou une sécheresse et une canicule exceptionnelles. Car on ne peut
pas faire bouillir l'eau des rivières. En revanche, si l'on décidait
de sortir du nucléaire en vingt ans, on pourrait démultiplier
notre inventivité énergétique pour justement éviter
la bougie.
Les défenseurs du nucléaire disent qu'en
France, avec notre nouveau réacteur, l'EPR, que l'on construit
à Flamanville, on arrive à un risque quasi nul...
Chaque pays assure que ses réacteurs sont mieux que les autres.
Avant Fukushima, le discours des Japonais était le même que
celui des Français. On en est déjà
à cinq réacteurs détruits (Three Mile Island, Tchernobyl,
et trois réacteurs à Fukushima) sur quatre cent cinquante
réacteurs dans le monde, des centaines de kilomètres carrés
inhabitables. La probabilité théorique, selon les experts
de la sûreté nucléaire, devait être de un pour
cent mille « années-réacteur » [une année-réacteur,
c'est un réacteur fonctionnant pendant un an, NDLR], voire un million
d'années-réacteur pour un accident majeur, type Tchernobyl
! La réalité de ce qui a été constaté
est trois cents fois supérieure à ces savants calculs. Il
y a donc une forte probabilité d'un accident nucléaire majeur
en Europe.
Une innovation majeure pourrait-elle vous conduire
à revoir votre jugement ?
Je ne vois pas de solution dans l'état actuel, non pas de l'ingénierie,
mais de la connaissance scientifique. Je ne dis pas qu'un jour un savant
ne trouvera pas un moyen d'utiliser l'énergie de liaison des noyaux
de façon astucieuse, qui ne crée pas ces montagnes de produits
radioactifs. Mais pour le moment, il n'y a pas !
Pourquoi vous opposez-vous à Iter, expérience
sur la fusion menée à Cadarache, sous l'égide de
l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) ?
La fusion, c'est l'inverse de la fission. On soude deux petits noyaux,
deux isotopes de l'hydrogène, le deutérium (un proton et
un neutron) et le tritium (un proton et deux neutrons), et cette soudure
dégage de l'énergie. Mais il faut arriver à les souder,
ces noyaux ! Dans le Soleil, ils se soudent du fait de la gravitation.
Sur Terre, on peut utiliser une bombe atomique, ça marche très
bien. L'explosion provoque la fusion des deux noyaux, qui provoque une
seconde explosion beaucoup plus forte : c'est la bombe à hydrogène,
la bombe H. Pour une fusion sans bombe, il faut créer des champs
magnétiques colossaux afin d'atteindre des températures
de cent millions de degrés. Iter, à l'origine un projet
soviétique, est une expérience de laboratoire à une
échelle pharaonique, des neutrons extrêmement puissants bombardent
les parois en acier du réacteur, ces matériaux deviennent
radioactifs et doivent d'ailleurs être remplacés très
souvent. Je ne suis pas spécialiste de la fusion, mais je me souviens
que nos deux derniers Prix Nobel français de physique, Pierre-Gilles
de Gennes et Georges Charpak, avaient dit qu'Iter n'était pas une
bonne idée. Ils prônaient les recherches fondamentales
avant de construire cet énorme bazar. Personne n'a tenu compte
de leur avis, et nos politiques se sont précipités, sur
des arguments de pure communication on refait l'énergie
du Soleil pour qu'Iter se fasse en France.
Pourquoi ?
Parce que les Français veulent être les champions du nucléaire
dans le monde. Les Japonais voulaient Iter, mais leur Prix Nobel de physique
Masatoshi Koshiba a dit « pas question », à cause du
risque sismique. Je pense que ce projet va s'arrêter parce que son
prix augmente de façon exponentielle. Et personne ne s'est posé
la question : si jamais ça marchait ? Que serait un réacteur
à fusion ? Comme disent les gens de l'association négaWatt,
pourquoi vouloir recréer sur Terre l'énergie du Soleil puisqu'elle
nous arrive en grande quantité ?
Que répondez-vous à ceux qui pensent
que l'impératif du réchauffement climatique, donc la nécessaire
réduction des émissions de CO2, nous impose d'en passer
par le nucléaire ?
Tout d'abord, on ne peut pas faire des émissions de CO2 le seul
critère de choix entre les techniques de production d'électricité.
Faut-il accepter qu'au nom du climat, tous les cinq ou dix ans, un accident
de type Fukushima se produise quelque part dans le monde ? Ensuite, l'Agence
internationale de l'énergie (AIE) a montré que si l'on voulait
tenir nos objectifs de réduction des émissions de CO2, la
moitié de l'effort devait porter sur les économies d'énergie.
Pour l'autre moitié, le recours aux énergies renouvelables
est essentiel, la part du nucléaire n'en représentant que
6 %. Il faut donc relativiser l'avantage du nucléaire.
Comme on a fait trop de centrales, il
y a eu pression pour la consommation d'électricité, en particulier
pour son usage le plus imbécile, le chauffage, pour lequel la France
est championne.
Vous avez commencé votre carrière au
CEA et avez été un artisan de cette énergie. Que
s'est-il passé ?
J'ai même fait une thèse sur le plutonium, et je ne me posais
aucune question. Tout est très compartimenté au CEA, je
faisais mes calculs sur la centrale EDF 3 de Chinon, n'avais aucune idée
des risques d'accident ni du problème des déchets. Je travaillais
avec des gens brillants. Et puis j'ai commencé à militer
à la CFDT, après 68, [c'est là, à Saclay,
que je l'ai connu, dans des réunions avec Sauvey] et on
s'est intéressé aux conditions de travail des travailleurs
de la Hague. Je me suis aperçu que, moi, ingénieur dans
mon bureau, je ne connaissais rien de leurs conditions de travail, et
que les gens de la Hague ne savaient pas ce qu'était un réacteur
nucléaire. On a donc écrit, en 1975, un bouquin collectif
qui a été un best-seller, L'Electronucléaire en France.
Le patron du CEA de l'époque a d'ailleurs reconnu la qualité
de ce travail. Pour cela, j'ai travaillé pendant six mois à
partir de documents américains, parce qu'en France il n'y avait
rien. La CFDT a alors pris position contre le programme nucléaire.
J'ai commencé à travailler sur les alternatives au nucléaire
et, en 1982, je suis entré à l'Agence française pour
la maîtrise de l'énergie.
Cela fait trente ans... Que prôniez-vous à
l'époque ?
Mais la même chose qu'aujourd'hui : économies d'énergie
et énergies renouvelables ! Les principes de l'électricité
photovoltaïque, donc des panneaux solaires, étaient déjà
connus. Aujourd'hui, on ne parle que de l'électricité, mais
ce qu'il faudrait d'abord installer partout, c'est des chauffe-eau solaires
! Rien de plus simple : un fluide caloporteur circule dans un tube sous
un panneau vitré, et permet d'obtenir de l'eau à 60 degrés.
L'Allemagne, pays moins ensoleillé que la France, a dix fois plus
de chauffe-eau solaires. Dans le Midi, il n'y en a pas, ou si peu !
Cela ne demande pas beaucoup d'innovation...
L'innovation permet avant tout de réduire les coûts. L'éolien,
sa compétitivité face au nucléaire est acquise. En
ce qui concerne le photovoltaïque, les Allemands anticipent des coûts
en baisse de 5 % chaque année. Il y a beaucoup de recherches à
faire sur les énergies marines, les courants, l'énergie
des vagues, la chaleur de la terre avec la géothermie. Les énergies
renouvelables, sous un mot collectif, sont très différentes,
et peuvent couvrir à peu près tous les besoins énergétiques.
Les Allemands estiment qu'elles couvriront 80 % des leurs d'ici à
2050. C'est plus que crédible, à condition de toujours rechercher
les économies d'énergie.
Le fait qu'on ait produit de l'électricité
à partir du nucléaire à un coût modique, ne
prenant pas en compte les coûts du démantèlement et
de la gestion à long terme des déchets radioactifs, a-t-il
pénalisé les énergies renouvelables ?
Oui, et comme on a fait trop de centrales nucléaires, il y a toujours
eu pression pour la consommation d'électricité, et en particulier
pour son usage le plus imbécile, le chauffage électrique,
pour lequel la France est championne d'Europe. On construit des logements
médiocres, l'installation de convecteurs ne coûte rien, cela
crée du coup un problème de puissance électrique
globale : en Europe, la différence entre la consommation moyenne
et la pointe hivernale est due pour moitié à la France !
Résultat, l'hiver, nous devons acheter de l'électricité
à l'Allemagne, qui produit cette électricité avec
du charbon
Hors chauffage, les Français consomment encore
25 % de plus d'électricité par habitant que les Allemands.
Qui n'ont pas seulement des maisons mieux isolées, mais aussi des
appareils électroménagers plus efficaces, et qui font plus
attention, car l'électricité est un peu plus chère
chez eux.
Les Allemands étudient des réseaux
qui combinent biomasse, hydraulique, éolien, photovoltaïque.
Ils réussissent la transition énergétique. Parce
qu'ils l'ont décidée.
Quelles sont les grandes innovations à venir
en matière d'énergie ?
Les « smart grids », les réseaux intelligents ! Grâce
à l'informatique, on peut optimiser la production et la distribution
d'électricité. A l'échelle d'un village, d'une ville
ou d'un département, vous pilotez la consommation, vous pouvez
faire en sorte, par exemple, que tous les réfrigérateurs
ne démarrent pas en même temps. Les défenseurs du
nucléaire mettent toujours en avant le fait que les énergies
renouvelables sont fluctuantes le vent ne souffle pas toujours,
il n'y a pas toujours du soleil pour asséner que si l'on
supprime le nucléaire, il faudra tant de millions d'éoliennes...
Mais tout change si l'on raisonne en termes de combinaisons ! Les Allemands
étudient des réseaux qui combinent biomasse, hydraulique,
éolien, photovoltaïque. Et ils travaillent sur la demande
: la demande la nuit est plus faible, donc avec l'éolien, la nuit,
on pompe l'eau qui va réalimenter un barrage qui fonctionnera pour
la pointe de jour... C'est cela, la grande innovation de la transition
énergétique, et elle est totalement opposée à
un gros système centralisé comme le nucléaire. Le
système du futur ? Un territoire, avec des compteurs intelligents,
qui font la jonction parfaite entre consommation et production locale.
Small is beautiful. Les Allemands réussissent en ce moment cette
transition énergétique. Parce qu'ils l'ont décidée.
C'est cela, le principal : il faut prendre la décision.
Cela suppose une vraie prise de conscience.
Comment expliquez-vous l'inconscience française
?
Par l'arrogance du Corps des ingénieurs des Mines, d'une part,
et la servilité des politiques, de l'autre. Une petite caste techno-bureaucratique
a gouverné les questions énergétiques depuis toujours,
puisque ce sont eux qui tenaient les Charbonnages, puis le pétrole,
et ensuite le nucléaire. Ils ont toujours poussé jusqu'à
l'extrême, et imposé aux politiques, la manie mono-énergétique.
Cela vient de notre pouvoir centralisé ?
Complètement ! Dans les années 1970, un chercheur suédois
a écrit une étude sur le fait que le nucléaire marche
dans certains pays et pas dans d'autres. Et il en a conclu qu'une structure
politico-administrative autoritaire et centralisée avait permis
qu'il se développe dans deux pays : l'URSS et la France. Pour de
fausses raisons indépendance énergétique,
puissance de la France , on maintient le lien entre le nucléaire
civil et militaire le CEA a une branche applications militaires,
Areva fournit du plutonium à l'armée. Ce complexe militaro-étatico-industriel
fait qu'ici on considère madame Merkel comme une folle. Au lieu
de se dire que si les Allemands font autrement, on pourrait peut-être
regarder
Non, on décide que les Allemands sont des cons.
Nos responsables claironnent qu'on a les réacteurs les plus sûrs,
que le nucléaire c'est l'avenir, et qu'on va en vendre partout.
C'est l'argument qu'on utilise depuis toujours, et on a vendu péniblement
neuf réacteurs en cinquante ans, plus les deux qui sont en construction
en Chine. Ce n'est pas ce qui était prévu
En dix ans,
les Allemands, eux, ont créé près de 400 000 emplois
dans les énergies renouvelables.
En dehors des écologistes, personne, y compris
à gauche, ne remet en cause le nucléaire...
Les choses évoluent vite. Fukushima ébranle
les pro-nucléaire honnêtes. Je pense que la décision
allemande aura une influence, pas sur nos dirigeants actuels, mais sur
nos industriels et aussi sur les financiers. Ils doivent se dire : vais-je
continuer à mettre mes billes dans un truc comme ça ? Il
y avait jadis l'alliance Areva-Siemens pour proposer des réacteurs
EPR, mais Siemens en est sorti depuis des années. On peut toujours
se rassurer en pensant que les Allemands se trompent, mais on peut difficilement
soutenir qu'ils aient fait ces dernières décennies de mauvais
choix et que leur industrie soit faiblarde...
Les écologistes peuvent-ils peser sur les socialistes
?
Bien sûr. Déjà, en 2000, tout était prêt
pour l'EPR, mais Dominique Voynet, ministre de l'Environnement, a dit
à Lionel Jospin : « Si tu fais l'EPR, je démissionne.
» C'est la seule fois où elle a mis sa démission dans
la balance et l'EPR ne s'est pas fait à l'époque. Je travaillais
auprès d'elle comme conseiller sur ces questions, j'ai pondu trois
cent cinquante notes. Il y avait une bagarre quotidienne entre le ministère
de l'Environnement et le ministère de l'Industrie, qui se moquait
complètement de la sécurité. Malheureusement, l'EPR
est reparti avec Chirac en 2002. Et il va nous coûter très
cher. En un demi-siècle, on a gaspillé
l'énergie, on a fait n'importe quoi. Il est urgent de choisir une
civilisation énergétique qui ne menace pas la vie.
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